lundi 31 mars 2008


Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s'est une fois rendu compte de la quantité et de l'énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l'eau d'un puits douteux.

Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s'instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n'a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d'alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu'ils aient le loisir et se donnent la peine d'éviter l'erreur. Un aiguilleur cause d'un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu'il est de bonne foi.

À plus forte raison est-il honteux de tolérer l'existence de journaux dont tout le monde sait qu'aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s'il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au grè de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur.

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique.

Simone Weil in L'enracinement

De nos jours, les conditions sociales se rapprochent de la vision de la société républicaine élaborée par le marquis de Sade au tout début de la Ière République. De bien des façons, celui-ci s’est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l’individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d’atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jusqu’au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu, d’une manière étrange, à entrevoir l’ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s’achève, non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait également et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayés les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l’état d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre – un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l’agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion, ou une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l’émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion logique, serait amené à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu’à l’extrême par cette même bourgeoisie.
L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit également que la condamnation de la vénération de la femme devait s’accompagner d’une défense des droits sexuels de celle-ci – le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd’hui les féministes. Si l’exercice de ce droit, dans l’utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l’instrument du plaisir d’autrui, ce n’est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu’il haïssait l’humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et de déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. Pour Sade, « tous les hommes et toutes les femmes se ressemblent ». A ceux de ses compatriotes qui voulaient devenir républicains, Sade lançait cet avertissement menaçant : « Ne croyez pas que vous ferez de bons républicains tant que vous garderez isolés dans leurs familles les enfants qui devraient appartenir à la république et à elle seule. » Ce n’est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l’histoire à venir si exactement préfigurée dans l’excès même, la folie et l’infantilisme de ses idées – que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l’individu conduit à son annihilation.

Christopher Lasch in La Culture du narcissisme

dimanche 30 mars 2008

Tu sera un homme, mon fils

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leur bouche folle,
Sans mentir toi-même d'un seul mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaitre
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maitre,
Penser sans n'être qu'un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,

Si tu peux conserver ton courage et ta
tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors, les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un Homme, mon fils.


Rudyard Kipling

mardi 25 mars 2008

Manifestation contre Geert Wilders

Maurice Bardèche

Voici un texte de Bardèche daté de 1948. Un bonhomme en avance sur son temps.

Nous vivions jusqu'ici dans un univers solide dont les générations avaient déposé l'une après l'autre les stratifications. Tout était clair : le père était le père, la loi était la loi, l'étranger était l'étranger. On avait le droit de dire que la loi était dure, mais elle était la loi. Aujourd'hui ces bases certaines de la vie politique sont frappées d'anathème. Car ces vérités constituent le programme d'un parti raciste condamné au tribunal de l'humanité. En échange, l'étranger nous recommande un univers selon ses rêves. Il n'y a plus de frontières, il n'y a plus de cités. D'un bout à l'autre du continent, les lois sont les mêmes, et aussi les passeports, et aussi les juges, et aussi les monnaies. Une seule police et un seul cerveau : le sénateur du Milwaukee inspecte et décide. Moyennant quoi, le commerce est libre, enfin le commerce est libre. Nous plantons des carottes qui par hasard ne se vendent jamais bien et nous achetons des machines à biner qui se trouvent toujours coûter très cher. Et nous sommes libres de protester, libres, infiniment libres, d'écrire, de voter, de parler en public, pourvu que nous ne prenions jamais des mesures qui puissent changer tout cela. Nous sommes libres de nous agiter et de nous battre dans un univers d'ouate. On ne sait pas très bien où finit notre liberté, où finit notre nationalité, on ne sait pas très bien où finit ce qui est permis. C'est un univers élastique. On ne sait plus où l'on pose ses pieds, on ne sait même plus si l'on a des pieds, on se trouve tout léger, comme si l'on avait perdu son corps. Mais pour ceux qui consentent à cette simple ablation que d'infinies récompenses, quelle multitude de pourboires ! Cet univers qu'on fait briller à nos yeux est pareil à quelque palais d'Atlantide. Il y a partout des verroteries, des colonnes de faux marbre, des inscriptions, des fruits magiques. En entrant dans ce palais vous abdiquez votre pouvoir, en échange vous avez le droit de toucher les pommes d'or et de lire les inscriptions. Vous n'êtes plus rien, vous ne sentez plus le poids de votre corps, vous avez cessé d'être un homme : vous êtes un fidèle de la religion de l'Humanité. Au fond du sanctuaire est assis un dieu nègre. Vous avez tous les droits sauf de dire du mal du dieu.

lundi 24 mars 2008

La patrie selon Julien Freund


On a beau ironiser sur le concept de patrie et concevoir l'humanité sur le mode anarchique et abstrait comme composée uniquement d'individus isolés aspirant à une seule liberté personnelle, il n'empêche que la patrie est une réalité sociale concrète, introduisant l'homogénéité et le sens de la collaboration entre les hommes. Elle est même une des sources essentielles du dynamisme collectif, de la stabilité et de la continuité d'une unité politique dans le temps. Sans elle, il n'y a ni puissance ni grandeur ni gloire, mais non plus de solidarité entre ceux qui vivent sur un même territoire. On ne saurait donc dire avec Voltaire, à l'article Patrie de son Dictionnaire philosophique que "souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins". En effet, si le patriotisme est un sentiment normal de l'être humain au même titre que la piété familiale, tout homme raisonnable comprend aisément que l'étranger puisse éprouver le même sentiment. Pas plus que l'on ne saurait conclure de la persistance de crimes passionnels à l'inanité de l'amour, on ne saurait prendre prétexte de certains abus du chauvinisme pour dénigrer le patriotisme. Il est même une forme de la justice morale. C'est avec raison qu'A. Comte a vu dans la patrie la médiation entre la forme la plus immédiate du groupement, la famille et la forme le plus universelle de la collectivité, l'humanité. Elle a pour raison le particularisme qui est inhérent au politique. Dans la mesure où la patrie cesse d'être une réalité vivante, la société se délabre non pas comme le croient les uns au profit de la liberté de l'individu ni non plus comme le croient d'autres à celui de l'humanité; une collectivité politique qui n'est plus une patrie pour ses membres cesse d'être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d'une autre unité politique. Là où il n'y a pas de patrie, les mercenaires ou l'étranger deviennent les maitres. Sans doute devons-nous notre patrie au hasard de la naissance, mais il s'agit d'un hasard qui nous délivre d'autres.

Julien Freund in L'essence du Politique